C’était son jour de congé. Leland avait finalement réussi à en obtenir un, même s’il aurait préféré qu’il tombe pendant une des permissions de Kendra. En dépit des années, il avait encore du mal à s’habituer à vivre entouré des femmes d’officiers partis à la guerre. Il n’était d’ailleurs pas rare qu’une nouvelle arrivante le prenne pour un homme au foyer. L’armée pourtant, lui aussi, en faisait partie. Le champ de bataille lui avait en revanche été refusé. Santé physique trop incertaine. Risque de danger. Leland avait reçu la sentence comme un coup de poing au visage. Etre né ainsi pour finir de la sorte.
Il était en train de remettre de l’ordre dans la paperasse qu’il amènerait le lendemain. De simples fiches de compte. Rien de confidentiel. Un emploi de bureau pour quelqu’un qui avait été placé à l’approvisionnement. Une voie de placard. Son regard était perdu sur une note de service qui concernait la livraison des fournitures quand le glas de sonnette retentit. Il leva les sourcils surpris et quitta son bureau pour rejoindre la porte d’entrée. Sans doute une voisine comme bien souvent. Ce qu’il aperçut derrière la porte le figea pourtant sur place. L’effroyable vérité commença à s’insinuer dans ses veines. Sa respiration se faisait peu à peu plus difficile quand il tendit la main pour ouvrir la porte. Il ferma les yeux quand il leur fit face. Il savait. Bien sûr qu’il savait. C’était toujours ainsi. Le même nombre, la même procédure, la même procession. Et toujours la même nouvelle. La même effroyable nouvelle.
Il recula d’un pas pour laisser avancer les six officiers de l’armée à l’intérieur. Le plus haut gradé s’avança d’un pas vers lui pour lui annoncer qu’il avait déjà compris. Kendra était morte. Une grenade. Elle n’avait pas réussi à l’éviter. L’amour de sa vie s’était éteint sur le sol boueux d’un pays qu’il ne connaissait que de nom. Ses oreilles étaient devenues sourdes tandis que l’officier poursuivait d’énumérer la procédure. Le rapatriement du corps, l’enterrement dans les honneurs. A la fin de son discours, Leland se contenta d’hocher la tête avant de les laisser repartir par la porte qu’il n’avait pas eu le réflexe de fermer. Le dernier soldat s’apprêtait à franchir la porte quand une effroyable intuition lui vînt soudain. Retrouvant l’usage de sa voix, il interpella le commandant en charge.
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Attendez, au sujet d’Evann, de … de l’officier Mayfield ? Ils étaient dans la même unité. Est-ce que …Ses lèvres refusèrent d’en former même l’idée. L’hypothèse. Si elle venait à se confirmer, plus rien n’aurait alors d’importance. Pas même la vie. Si Trystan était mort lui aussi …
Le commandant se tourna vers lui, l’air toujours sérieux sur le visage. Il parut avoir un moment d’hésitation mais lui répondit tout de même.
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Il est .. vivant. Bonne journée, officier Tallander et encore toutes mes condoléances.Leland n’obtint rien de plus, mais pour le moment il s’en contenta. Kendra était partie. Il ne la reverrait jamais. Plus jamais, il ne la reverrait sourire, ni même rire. C’était terminé. Leland referma la porte d’un geste lourd et partit rejoindre la salle de bain où il s’effondra au sol avant d’avoir atteint le lavabo.
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Leland devait aller rendre visite aux parents de Kendra. Il voyait rarement ces derniers qui auraient préféré que leur fille épouse autre chose qu’un militaire comme elle. Un militaire même pas apte d’aller au combat. Le temps que durait leurs entrevues, Leland acceptait les critiques sans broncher. Ils étaient bien souvent justifiés et quand elles ne l’étaient pas, elles n’avaient de toute manière aucune importance. Il ne pouvait pas leur demander de comprendre quelque chose qu’ils ignoraient.
Il prit cette fois un chemin inhabituel. L’autre lui rappelait encore les souvenirs qu’il avait pu y partager avec la jeune femme. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’était de faire face à d’autres souvenirs. Il n’en avait jamais réellement vu l’aspect extérieur mais Leland le reconnut instinctivement. Le laboratoire. Il se figea un instant devant, sa mémoire soudain envahie d’images qu’il tentait désespérément d’effacer.
Des années plus tôt.
Leland respirait avec difficulté. La dernière opération avait bien failli avoir raison de lui. Bien sûr, il pouvait vivre avec un seul poumon mais ça n’était pas le seul organe qu’il avait dû donner et se maintenir à flots commençait à devenir difficile. Il savait que c’était pour la bonne cause. C’était toujours le cas. Il acceptait toujours cette implacable réalité. Celle qui lui rappelait qu’il était né pour ça et pour rien d’autre. Comme tous les autres.
Il était tard. Il devait se montrer prudent. Il ne devait pas montrer de signes de faiblesse où il risquait de finir en confinement pour subir de nouveaux traitements. Rien n’était pire que le confinement. Rien si ce n’est peut-être ce qu’il s’apprêtait à subir. Encore une fois. C’était presque devenu une habitude. Quelques instants en enfer et le lendemain, le grand sourire comme si de rien n’était. Tout le monde savait mais personne n’en disait rien. Pourquoi faire ? Pourquoi le blâmer si à côté, il sauvait des vies ? Si à côté, il faisait avancer la science ?
Leland entendit la porte s’ouvrir. Il ferma les yeux mais afficha un air neutre quand il se présenta devant lui. La nuit allait être longue. Si seulement il avait pu imaginer qu’elle avait bien failli être sa dernière. Le lendemain en effet, le grand ponte avait prévu de tester un nouveau vaccin sur lui. Pour Leland, ça n’était qu’une expérience de routine. Une de plus. Les mêmes depuis dix-huit ans. Il était né sans parents. Une expérience de laboratoire au nom de la science. Des opérations, des tests. C’était ce pour quoi il était né. Il était un « saviour sibling » Une expérience réservée à l’origine pour des bébés dont le frère ou la sœur est atteint d’une maladie génétique difficilement soignable. Ce bébé « double espoir » devait être là pour offrir la base de dons parfaite. L’espoir d’une guérison. Une nouvelle avancée de la science. Chaque avancée pourtant entraine ses dérives. En effet, puisque l’on pouvait faire ça pour des frères et sœurs, pour un simple don, pourquoi ne pas étendre l’expérience ? On pourrait sauver plus de vies, guérir plus de maladies, trouver peut être de nouveaux remèdes miracles.
Il était né pour donner. Pour la science. Pour sauver des vies. Toujours les mêmes arguments. Toujours les mêmes discours. Leland les connaissait par cœur. Cette fois, c’était le cancer qu’il pouvait aider à soigner. Si ce fléau pouvait être anéanti pourquoi pas. Il se berçait bien d’illusions. Il n’était pas censé survivre à cette expérience. Il l’avait su bien après. Il avait donc décidé de le sacrifier au nom de la science comme d’autres avant lui. Il ne devait son salut qu’à une seule personne. Trystan.
Leland était loin d’être le seul enfant du laboratoire. Ils étaient bien nombreux, sans cesse renouveler quand certains venaient à ne pas survivre à leurs expériences. Il les connaissait tous mais il en connaissait surtout un. Trystan signifiait plus pour lui que n’importe qui d’autre. S’il avait pu subir quoi que ce soit à sa place, il l’aurait fait sans hésiter. Il détestait être séparé de lui, craignant sans cesse de ne pas le voir revenir. Il était tout ce qu’il avait. Ce jour-là, il ajouta une dette aux nombreuses choses qu’il lui devait. Celle de sa vie. Trystan avait mis fin au jour du médecin. Ils étaient libres. C’était à cette occasion qu’il avait rencontré ce fameux inspecteur. Loin d’être dupe, il avait bien vite fini par comprendre le fin mot de l’histoire. La culpabilité de Trystan mais aussi le reste. Les expériences. Leurs vies. Il avait fini par étouffer l’affaire. Ils étaient libres. Libres de vivre leur vie comme ils l’entendaient. Libres de voir enfin la lumière du jour.
Leland ferma un instant les yeux puis reprit sa route. Tout cela appartenait au passé désormais.
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Cela faisait maintenant plusieurs années que Leland avait enterré Kendra. Le jeune homme qui ne pouvait se résoudre à quitter son alliance allait enfin quitter la base militaire. Non pas qu’il eut quitté l’armée mais on lui avait enfin autorisé à quitter cette maison, qui portait encore la marque de son épouse. Trystan était rentré maintenant et il ne repartirait sans doute jamais plus. Il n’avait plus aucune raison de rester à la base. Il lui était pourtant étrange de quitter les lieux après toutes ces années. Plus de dix ans.
En faisant les paquets, il tomba sur une vieille photo. Celle de son mariage. Trystan bien sur avait été son témoin. Il était le seul qui savait. Kendra elle-même n’avait jamais su même si elle avait compris qu’il y avait quelque chose d’anormal à toutes ses cicatrices. Il reposa la photo dans le carton. La première fois où il avait croisé le regard de la jeune femme lui semblait tellement loin. Ce regard même qui lui avait été fatal. Il n’avait jamais cessé de l’aimer depuis. Il avait ressenti une forme de soulagement et de crainte quand il avait appris que Trystan et elle allaient appartenir à la même unité. Les savoir ensemble sur le champ de bataille l’effrayait bien plus qu’il n’aurait plus l’avouer. Finalement, un seul des deux était revenu vivant.
Leland referma les derniers cartons avant de les charger dans la voiture. Il emportait peu de choses au final. Cette nouvelle banlieue sans militaires allait peut être lui offrir un nouveau départ et puis il serait avec Trystan. Les deux désormais célibataires allaient finalement se retrouver ensemble après toutes ces années. Cela ne pouvait que bien se passer. Il l’espérait en tout cas.
Au moment de refermer le coffre, il sentit un regard sur sa tempe. Il se retourna brusquement par réflexe. Rebecca. Leland hésita avant de lui sourire. Cette dernière le lui rendit mais elle repartit aussitôt sans un mot. Le jeune homme savait ce qu’elle voulait. Mais il était hors de question qu’il le lui donne. Il avait toujours refusé de céder et ça n’était pas maintenant qu’il allait craquer. Il espérait juste qu’elle saurait tenir sa langue. Leland ferma le coffre de la voiture et retourna dans la maison chercher les dernières affaires.